J’aime le mot « futilité » ; comme j’aime le
mot « ridicule ». J’ai un certain faible pour ces termes à la fois
légers, cristallins quand ils sonnent dans l’air, et fortement
péjoratifs ; dans « futile », j’entends aussi bien
« inutile » que « volatile », que « superficiel »
et « imbécile » ; son manque de sérieux me stimule et me met en
appétit comme un nuage de crème fouettée superflu et essentiel au dessert roboratif.
J’ai trouvé Gertrude dans un grand moment de futilité ;
je lui ai donné sans trop réfléchir un prénom futile, ridicule, un peu cochon,
presque déplacé pour son état funeste, mais que je me plais à imaginer avoir
été le sien quand elle était de chair : celui d’une vieille dame assez
originale pour avoir légué son corps à la Science et avoir assumé un tel
prénom.
Gertrude en soi n’est pas futile, mais transporte avec elle
les circonstances légères de notre rencontre et surtout l’extrême jeunesse et la
complète insouciance dans lesquelles je me trouvais à ce moment là.
Je me souviens très bien de l’instant où je la vis (et que
j’évoque ici) : celui d’un sentiment étrange et mélangé comme celui d’une
rencontre, ou d’une reconnaissance à laquelle on ne s’attend pas : j’eus
immédiatement la certitude de son humanité (j’entends par là, que jamais je
n’ai eu autant la sensation de sa présence défunte, en deçà de son objet crâne,
qu’à cet instant de la première rencontre) ; je l’adoptai sans hésiter et
l’emportai chez moi sans réticence ni cérémonie.
Je ne suis pas sure d’en être encore capable.
Emporter Gertrude sous mon bras était en apparence un acte
potache, mais c’était aussi emporter une tranche de vécu qui n’était pas loin
d’être une leçon de vie. Car le jour de l’achat (dérisoire) du crâne Gertrude
était le dernier d’un séjour ou plutôt d’un long passage au milieu des cadavres
et des personnes bien vivantes qui s’en occupaient.
La morgue où je décidai, un an auparavant, de venir toute
les semaines peindre et dessiner, était un lieu paradoxal où se côtoyaient mort
et truculence ; un lieu où la mort
ne se laissait voir qu’à travers une bonne couche de futilité tant la
confrontation avec la chair morte et disséquée était directe, et n’épargnait
aucun sens, ni la vue de ses béances, ni l’ouïe des craquement et déchirement
des os et des plèvres, ni l’odorat des miasmes des intérieurs, des émanations
de formol ou des effluves quasi alimentaires sorties des énormes cuves ou
bouillaient les squelettes, ni le toucher de ce contact étrange d’une peau
froide et cartonnée.
Les hommes (il n’y avait que des hommes) qui travaillaient là,
remplissaient leurs tâches avec une rigueur et une précision exceptionnelle mais
étaient toujours d’humeur incroyablement joyeuse et joueuse: manipulant et
disséquant de la chair humaine morte à longueur de journée, ils n’étaient
jamais fatigués de plaisanter, de rire de tout et de n’importe quoi ou de
chanter à tue-tête. On se serait cru dans quelque usine diabolique, entre
Jérôme Bosch et François Rabelais.
À l’époque, j’étais assez décontenancée par ce qu’à présent
j’ai envie de qualifier de « futilité », sans y mettre quoi que ce
soit de péjoratif ; j’étais comme dépaysée dans cet endroit étrange, froid
et chaleureux à la fois, ou la légèreté des propos contrebalançaient vainement
le poids incommensurable de la mort , où le dérisoire gagnait presque (ou
du moins il était facile de le rêver ainsi) sur le néant; dans mon approche
quelque peu bravache et un peu exotique des cadavres, je n’avais peut-être pas
encore les moyens de percevoir autre chose que ce vernis suave sous lequel se
cachait une vérité terrifiante, et je ne m’interrogeais pas sur l’attitude
« futile » des personnes travaillant en ces lieux et sur ce que cette
apparence joyeuse pouvait refouler.
Je ne dissociais pas cette
futilité de la très grande conscience professionnelle dont les préparateurs
faisaient preuve dans leur travail, aussi bien dans leurs gestes techniques que
dans leur considération envers les personnes disparues.
Face aux corps des défunts, dont l’arrivée sur les tables de
la morgue laissait les familles doublement endeuillées par la privation de
leurs présences, l’attitude de ses hommes était celle d’un respect joyeux,
chaque dépouille ayant droit à quelques mots de reconnaissance dits avec humour
mais jamais avec moquerie.
Il y avait découpe des chairs mais jamais outrage à la
personne : les préparateurs, n’oubliaient jamais la nature de ce qu’ils découpaient ;
chaque corps, lors de cette perte d’intégrité qu’impliquait le débitage auquel
il était voué, bénéficiait dans son démembrement d’un subtil mélange d’oraison
et de futilité, comme d’une pâtisserie indigeste recouverte d’une crème
fouettée et parfumée.
Ce passage, presque cette initiation, à la morgue fut pour
moi l’expérience de la réalité de la mort et celle qui a marqué à jamais ma
conscience des personnalités de ces pères de familles aux revenus modestes exerçant
un métier pas tout à fait comme les autres, mais pratiquant une subtile
distance envers ce dernier. Telle était, pour eux, la clé de l’amour d’un
métier presque inavouable dont la seule difficulté, disaient-ils avec humour,
était celui de figurer dans les fiches d’inscriptions scolaires de leurs enfants.
Je suis à présent convaincue de la nécessité de
« pratiquer » la futilité en toutes circonstances, et
particulièrement face à l’inéluctable, et de s’autoriser une inutilité volatile
et fragile afin de garder un semblant de solidité à un monde dont nous savons
sans vouloir le connaitre l’écroulement inévitable.
Gertrude est pour moi le prétexte, la raison et le but de la
futilité ; elle est creuset, moteur et catalyseur de la légèreté dont elle
se veut réceptrice et génératrice. Elle refuse de céder au poids de sa matière
avant de retomber lourdement.
J’aurais l’occasion de revenir sur ses vertus pâtissières.
Ah. C'est grâce à Twitter que je suis tombée (ouille !) sur votre nouvel article. Mais peut-être en ai-je loupés...
RépondreSupprimerJe le lirai à tête reposée. Je me suis arrêtée aux premières lignes qui aiguisent tout l'intérêt que je porte à vos textes. Car moi aussi j'aime certains mots qui chantent à mes oreilles fatiguées.
Tiens ! « untify » par exemple.
J'avais oublié de m'abonner à votre 192e blog. En fait je ne sais plus trop leur nombre tant il est vrai que les procrastineurs sont des hyperactifs. Las ! Moi-même ne cumulais-je point les métiers : professeur, artiste plasticienne anecdotière, chef d'entreprise de L'ART à la carte (et hop ! petite pub au passage : www.art-alacarte.com), sans compter les métiers de mes anciennes vie : baby-sitter, hôtesse d'accueil à la SNCF, créatrice de dessins pour textiles, dessinatrice en bandes dessinées, graphiste-maquettiste, peintre du dimanche, directrice de village vacances, chef d'entreprise du bâtiment ?
Untify, donc. Le code antispam que j’ai dû taper pour m’abonner au blog de Edurtreg. Sans vouloir vous vexer, je trouve ce nom très vilain. Avouez qu’Enna c’est plus cool… ! Et « untify » ! Magnifique et si futile… Ma journée commence bien. A bientôt donc car là, j’ai de la soupe sur le feu.
Moi aussi j'accumule! j'en suis complètement aware à défaut d'untify. Ça veut dire quoi au fait ce très très vilain mot?
SupprimerAh mais je vous en pose, moi, des questions ? Comme ça, de bon matin ? Je crois que c'est un mot anglais... To untify : unifier. Quel vilain mot en effet. Mais "untify", dans un contexte français, ça sonne bien. Je trouve. Ennob eénruoj !
RépondreSupprimerAu moins, si je meure ce soir, ce sera avec un peu plus de vocabulaire. C'est vain mais c'est tellement bon!
SupprimerAinsi futile fut-il stimulant.
RépondreSupprimerC'est stimulant, inutile, volatile, imbécile et tout y est bon comme dans le cochon; une vraie tricandille enrobée de pâte à chou!
SupprimerGertrude partage avec le Rien de nombreux attributs : futilité, légèreté, volatilité… il ne lui manque que l’essentiel, une apparence.
RépondreSupprimerJuliette a un vrai talent de conteuse… un "vrai talent", cette expression je la tiens d’un Lord Anglais, amateur d’Art, de champagne et de futilité en tous genres… Un vrai talent :)
Je te remercie mais je ne pense pas arriver à la cheville d'un rientologue comme toi, cher Mucus et ce n'est pas rien de le dire!
SupprimerJe sais que pour l'apparence je peux faire mieux; même que j'y travaille sans relâche! À croire que l'apparence s'attache plus aux pleins qu'aux vides, à moins qu'elle n'est l'air de rien dans le fond.
A.B.S.T.R.A.C.T.I.O.N
SupprimerC’est au Rien qu’il manque une apparence, non à Gertrude (il [le Rien] ne lui manque que l’essentiel, une apparence.)... Le Rien ne ressemble à rien… abstraction encore… pure abstraction… pure illusion… pure fiction… trois termes au féminin pour définir ce qui relève de l’imaginaire, de l’apparence, du simulacre…
A.B.S.T.R.A.C.T.I.O.N
Cette idée qu’un Mucus serait supérieur à une Gertrude est absurde et infondée. Chacun évolue dans la sphère de son possible, chacun à sa manière, selon sa sensibilité, ses acquits, ses lacunes… Je n’ai pas ce talent de conter, de raconter une histoire, de donner vie à des personnages (réel ou imaginaire), contrairement à toi. Est-ce frustrant ? Oui, mais me soigne, j’essaie autre chose, je parle du Point, du Rien, de chose et d’autre… J’apprends à accepter mes limites.
Je m’arrête là devant ce mot A.B.S.T.R.A.C.T.I.O.N que tu as écrit comme un sigle, et dont tu ponctues ton commentaire, lui conférant ainsi un surplus d’opacité et de matérialité : et je m’interroge justement sur le pouvoir de l’abstraction de nous projeter dans la réalité, n’ayant plus de valeur représentable, ne débouchant plus sur le reconnaissable. Un tableau abstrait, par exemple, n’est pas une « fenêtre ouverte sur le monde » projetant le spectateur dans un espace totalement virtuel et illusionniste, mais au contraire se rappelle brutalement à sa propre matérialité dans notre espace réel, en tant que chose. Sécheresse de la chose comme un mur dressé devant notre imaginaire.
SupprimerEt Gertrude est une abstraction car plus j’avance, plus elle ne s’offre à moi qu’en tant que chose ; cette chosification qui nous attend, autant dire cette « rientification ».
Je m’aperçois que j’ai fait une horrible faute de grammaire (pas grand-mère) dans la réponse précédente. Plutôt le verbe avoir que le verbe être ; serais-je obsédée par l’être ?
SupprimerHorrible… à moins qu'elle ‘ne soit’ (l’apparence) l'air de rien dans le fond… et là, cela prend tout son sens, ou un autre sens, un quelque chose d’autre apparaissant l’air de rien dans le fond, là-bas, tout au fond, tapi dans l’ombre, fondue dans le décor… une oreille, un nez ou une conque spiralée, amphigourique et nacrée…
Est-ce la représentation ou l’interprétation de cette représentation qui importe… Gertrude ou ce qu’en dit Juliette… ou alors ce qui est dit et montré, nonobstant Gertrude et Juliette…
L’avoir, l’être… Avoir l’être, tenir le rien, supposer le reste… Abstraction, symbole, miroir… Articulation, correspondance, jonction, point de jonction, action, friction, frisson, fiction…
L’œil voit ce que la tête entend… ou… l’œil ne voit que ce que la tête entend… et uniquement ce qu’elle veut entendre… ou… l’œil ne voit que ce que la tête peut entendre… ce qui est préalablement inscrit dans son pouvoir voir… Faut-il conclure que l’œil est semblable au pied, que l’un et l’autre se tiennent dans la tête…
L’être de l’œil est-il semblable à l’avoir de l’œil…
L’oreille peut-elle suppléer un œil déficient…
L’œil face à une abstraction devient-il sourd…
L’œil face à une abstraction est-il un mur de pierre…
Qui a-t-il derrière la face cachée de l’œil…
Abstraction, concept sans réalité palpable, qui ne se montre pas, ne s’entend pas… qui ne peut être perçu par aucun de nos cinq sens… à l’opposé de l’art abstrait, qui lui se montre, ne cesse de se montrer, de s’entendre, de se dire…
Pour bien faire, il serait utile de déconstruire cette abstraction… c’est à la mode de déconstruire, et tout est à déconstruire… les ‘r’, les ‘p’, les ‘œufs’, les ‘poules’, les ‘points’, les ‘crânes’, les ‘i2’, les ‘naïades nubiles’, les ‘mouches volubiles’, les ‘poutres’, les ‘canards’, etc.
Vous avez dit A.B.S.T.R.A.C.T.I.O.N !
La réponse est dans la réponse... Que répondre à une telle démonstration philosophique et pas du tout abstraite (abstraite de quoi, d’ailleurs?) d'un maitre du R.i.e.n...
SupprimerJ'incline très bas mon chat pot, mes cinq sens mélangés, mon oeil aveugle, ma sourde oreille, mon os sans chaire, mes représentations abstraites, mes frictions frissonnantes et frisotantes, mes fictions foisonnantes et moissonnées, mes interprétations amphigouriques et spiralées.
Merci cher Mucus, M.E.R.C.I.