Je suis misanthrope. Cela ne signifie pas que je n’aime pas
les autres, mais que bien souvent, dès que je suis en leur compagnie, j’aspire
très vite à me retrouver seule avec moi-même.
Quand j’étais enfant, je détestais les fêtes d’anniversaires
ou autres circonstances soi-disant joyeuses, ludiques ou festives que les
parents se sentent obligés d’organiser pour leur progéniture.
À présent, cela n’a pas vraiment changé : en présence
d’un groupe de personnes, je sombre assez rapidement dans une forme d’ennui
cataleptique qui doit me donner une apparence dédaigneuse et stupide. Il arrive
même un moment où je me retrouve presque dans une position extérieure, dans une contemplation idiote non
seulement des autres mais aussi de ma stupidité.
La situation devient vite inconfortable, voire insupportable
et me contraint, et ce malgré l’effort que cela me demande, à trouver n’importe
quel prétexte pour y échapper. J’ai ainsi développé un certain nombre de
stratégies pour me dérober à la vie en société. Cependant, bien obligée d’y
participer, j’essaye le mieux que je peux de cacher cet état (mais est-ce
vraiment un état ?) que je vis comme une sorte d’incapacité à être à
l’unisson de mes congénères.
Le dispositif « Gertrude en ligne» est arrivé
comme une providence et m’a réconciliée avec les bonheurs du dialogue ; je
crois bien qu’il me les a fait découvrir car, avant cette aventure Internet, il
me semble que je n’avais jamais véritablement échangé que des banalités de
circonstances avec les « autres » ; par « autres »
j’entends tous ceux qui ne font pas partie de mon cercle (très réduit) intime.
Autrement je suis incapable de me livrer ou de dire quoique
ce soit d’intéressant, car, au fond de moi, dès que je prends la parole, le
manque de conviction prend le dessus et me susurre à l’oreille l’inanité de mes
tentatives et souligne le peu d’entrain que j’y place.
Gertrude est paradoxalement un génial instrument
d’interaction et le jeu idéal de la misanthrope que je suis.
J’ai ainsi parlé de ses vertus de masque et ses pouvoirs de
substitution dans le texte Alter-ego ; curieusement ce masque me rend plus
vraie et plus directe : Je suis comme celui qui, déguisé et masqué en fou
dans certains rituels océaniens ou africains, est autorisé à toutes les infractions
aux lois de la raison.
J’ai déjà évoqué çà et là les proximités qu’Internet
instaure entre les personnes qui ne se connaissent pas et qui dialoguent sur la
Toile, et je ne suis pas loin de penser que cet espace impalpable est peuplé de
timides qui se « lâchent », bien à l’abri derrière leur écran.
Gertrude prend bien sûr à son compte l’interface de
sociabilité virtuelle et de désinhibition d’Internet, mais elle est aussi un
personnage fictionnel, personnage que j’ai fabriqué, mais par lequel je me laisse
fabriquer ; cette relation entre ce personnage et moi me conforte dans la
misanthropie :
D’une part par la distance de l’écran protecteur qui permet
paradoxalement une certaine proximité toute virtuelle avec mes
interlocuteurs; les gens restant ainsi inconnus si je le désire, rien ne
pouvant m’atteindre.
D’autre part, car cette protection est redoublée par
l’entité Gertrude qui est « moi » et « autre » à la fois
comme une personnalité fuyante qui se dérobe quand elle se sent en danger, une
peur qui serait principalement celle de se faire envahir . Ainsi la personne
Juliette ne s’investit jamais pleinement dans ses relations avec ses
interlocuteurs car elle laisse parler Gertrude.
Gertrude agit ainsi comme un filtre à affect, maintenant ce
dernier en respect, elle me permet de m’exprimer tel que je ne le ferai jamais
dans la vraie vie sans pour autant m’engager ou construire quoique ce soit.
Il est décidé au préalable que l’entreprise, toute aventure
humaine qu’elle soit, reste vaine et sans lendemain.
Mais il est évident que Gertrude n’est pas un personnage
anodin au point de ne jamais troubler la surface de mes sentiments ou de mes
émotions envers les autres ; je crois composer avec ces sensations et
taquiner ces dernières à l’épreuve de tous les liens tissés à travers les
conversations gertrudiennes. Tout en m’efforçant de garder en vue les limites
de ce jeu, il est bien possible que, par contre, je ne sorte pas indemne de
cette symbiose avec Gertrude en me métamorphosant bien plus profondément qu’elle
ne peut le faire.