edurtreG est un « outil » virtuel qui examine et « regarde » Gertrude (voir « Qu ‘est-ce que Gertrude ? »).

Il se présente comme Gertrude sous la forme d’un blog mais à la différence de ce dernier, il n’est composé que de textes.

La succession d’articles publiés ne dépend que de l’état de la réflexion que je mène sur Gertrude ce qui implique une certaine irrégularité dans le contenu et la temporalité.

mercredi 3 octobre 2012

Futilité




J’aime le mot « futilité » ; comme j’aime le mot « ridicule ». J’ai un certain faible pour ces termes à la fois légers, cristallins quand ils sonnent dans l’air, et fortement péjoratifs ; dans « futile », j’entends aussi bien « inutile » que « volatile », que « superficiel » et « imbécile » ; son manque de sérieux me stimule et me met en appétit comme un nuage de crème fouettée superflu et essentiel au dessert roboratif. 

J’ai trouvé Gertrude dans un grand moment de futilité ; je lui ai donné sans trop réfléchir un prénom futile, ridicule, un peu cochon, presque déplacé pour son état funeste, mais que je me plais à imaginer avoir été le sien quand elle était de chair : celui d’une vieille dame assez originale pour avoir légué son corps à la Science et avoir assumé un tel prénom. 

Gertrude en soi n’est pas futile, mais transporte avec elle les circonstances légères de notre rencontre et surtout l’extrême jeunesse et la complète insouciance dans lesquelles je me trouvais à ce moment là.
Je me souviens très bien de l’instant où je la vis (et que j’évoque ici) : celui d’un sentiment étrange et mélangé comme celui d’une rencontre, ou d’une reconnaissance à laquelle on ne s’attend pas : j’eus immédiatement la certitude de son humanité (j’entends par là, que jamais je n’ai eu autant la sensation de sa présence défunte, en deçà de son objet crâne, qu’à cet instant de la première rencontre) ; je l’adoptai sans hésiter et l’emportai chez moi sans réticence ni cérémonie.
Je ne suis pas sure d’en être encore capable.
Emporter Gertrude sous mon bras était en apparence un acte potache, mais c’était aussi emporter une tranche de vécu qui n’était pas loin d’être une leçon de vie. Car le jour de l’achat (dérisoire) du crâne Gertrude était le dernier d’un séjour ou plutôt d’un long passage au milieu des cadavres et des personnes bien vivantes qui s’en occupaient.
La morgue où je décidai, un an auparavant, de venir toute les semaines peindre et dessiner, était un lieu paradoxal où se côtoyaient mort et truculence ; un lieu  où la mort ne se laissait voir qu’à travers une bonne couche de futilité tant la confrontation avec la chair morte et disséquée était directe, et n’épargnait aucun sens, ni la vue de ses béances, ni l’ouïe des craquement et déchirement des os et des plèvres, ni l’odorat des miasmes des intérieurs, des émanations de formol ou des effluves quasi alimentaires sorties des énormes cuves ou bouillaient les squelettes, ni le toucher de ce contact étrange d’une peau froide et cartonnée. 

Les hommes (il n’y avait que des hommes) qui travaillaient là, remplissaient leurs tâches avec une rigueur et une précision exceptionnelle mais étaient toujours d’humeur incroyablement joyeuse et joueuse: manipulant et disséquant de la chair humaine morte à longueur de journée, ils n’étaient jamais fatigués de plaisanter, de rire de tout et de n’importe quoi ou de chanter à tue-tête. On se serait cru dans quelque usine diabolique, entre Jérôme Bosch et François Rabelais. 

À l’époque, j’étais assez décontenancée par ce qu’à présent j’ai envie de qualifier de « futilité », sans y mettre quoi que ce soit de péjoratif ; j’étais comme dépaysée dans cet endroit étrange, froid et chaleureux à la fois, ou la légèreté des propos contrebalançaient vainement le poids incommensurable de la mort , où le dérisoire gagnait presque (ou du moins il était facile de le rêver ainsi) sur le néant; dans mon approche quelque peu bravache et un peu exotique des cadavres, je n’avais peut-être pas encore les moyens de percevoir autre chose que ce vernis suave sous lequel se cachait une vérité terrifiante, et je ne m’interrogeais pas sur l’attitude « futile » des personnes travaillant en ces lieux et sur ce que cette apparence joyeuse pouvait refouler.  
 Je ne dissociais pas cette futilité de la très grande conscience professionnelle dont les préparateurs faisaient preuve dans leur travail, aussi bien dans leurs gestes techniques que dans leur considération envers les personnes disparues.
Face aux corps des défunts, dont l’arrivée sur les tables de la morgue laissait les familles doublement endeuillées par la privation de leurs présences, l’attitude de ses hommes était celle d’un respect joyeux, chaque dépouille ayant droit à quelques mots de reconnaissance dits avec humour mais jamais avec moquerie.
Il y avait découpe des chairs mais jamais outrage à la personne : les préparateurs, n’oubliaient jamais  la nature de ce qu’ils découpaient ; chaque corps, lors de cette perte d’intégrité qu’impliquait le débitage auquel il était voué, bénéficiait dans son démembrement d’un subtil mélange d’oraison et de futilité, comme d’une pâtisserie indigeste recouverte d’une crème fouettée et parfumée. 

Ce passage, presque cette initiation, à la morgue fut pour moi l’expérience de la réalité de la mort et celle qui a marqué à jamais ma conscience des personnalités de ces pères de familles aux revenus modestes exerçant un métier pas tout à fait comme les autres, mais pratiquant une subtile distance envers ce dernier. Telle était, pour eux, la clé de l’amour d’un métier presque inavouable dont la seule difficulté, disaient-ils avec humour, était celui de figurer dans les fiches d’inscriptions scolaires de leurs enfants.

Je suis à présent convaincue de la nécessité de « pratiquer » la futilité en toutes circonstances, et particulièrement face à l’inéluctable, et de s’autoriser une inutilité volatile et fragile afin de garder un semblant de solidité à un monde dont nous savons sans vouloir le connaitre l’écroulement inévitable. 

Gertrude est pour moi le prétexte, la raison et le but de la futilité ; elle est creuset, moteur et catalyseur de la légèreté dont elle se veut réceptrice et génératrice. Elle refuse de céder au poids de sa matière avant de retomber lourdement.
J’aurais l’occasion de revenir sur ses vertus pâtissières.

12 commentaires:

  1. Ah. C'est grâce à Twitter que je suis tombée (ouille !) sur votre nouvel article. Mais peut-être en ai-je loupés...

    Je le lirai à tête reposée. Je me suis arrêtée aux premières lignes qui aiguisent tout l'intérêt que je porte à vos textes. Car moi aussi j'aime certains mots qui chantent à mes oreilles fatiguées.
    Tiens ! « untify » par exemple.

    J'avais oublié de m'abonner à votre 192e blog. En fait je ne sais plus trop leur nombre tant il est vrai que les procrastineurs sont des hyperactifs. Las ! Moi-même ne cumulais-je point les métiers : professeur, artiste plasticienne anecdotière, chef d'entreprise de L'ART à la carte (et hop ! petite pub au passage : www.art-alacarte.com), sans compter les métiers de mes anciennes vie : baby-sitter, hôtesse d'accueil à la SNCF, créatrice de dessins pour textiles, dessinatrice en bandes dessinées, graphiste-maquettiste, peintre du dimanche, directrice de village vacances, chef d'entreprise du bâtiment ?

    Untify, donc. Le code antispam que j’ai dû taper pour m’abonner au blog de Edurtreg. Sans vouloir vous vexer, je trouve ce nom très vilain. Avouez qu’Enna c’est plus cool… ! Et « untify » ! Magnifique et si futile… Ma journée commence bien. A bientôt donc car là, j’ai de la soupe sur le feu.

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    1. Moi aussi j'accumule! j'en suis complètement aware à défaut d'untify. Ça veut dire quoi au fait ce très très vilain mot?

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  2. Ah mais je vous en pose, moi, des questions ? Comme ça, de bon matin ? Je crois que c'est un mot anglais... To untify : unifier. Quel vilain mot en effet. Mais "untify", dans un contexte français, ça sonne bien. Je trouve. Ennob eénruoj !

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    1. Au moins, si je meure ce soir, ce sera avec un peu plus de vocabulaire. C'est vain mais c'est tellement bon!

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    1. C'est stimulant, inutile, volatile, imbécile et tout y est bon comme dans le cochon; une vraie tricandille enrobée de pâte à chou!

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  4. Gertrude partage avec le Rien de nombreux attributs : futilité, légèreté, volatilité… il ne lui manque que l’essentiel, une apparence.

    Juliette a un vrai talent de conteuse… un "vrai talent", cette expression je la tiens d’un Lord Anglais, amateur d’Art, de champagne et de futilité en tous genres… Un vrai talent :)

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    1. Je te remercie mais je ne pense pas arriver à la cheville d'un rientologue comme toi, cher Mucus et ce n'est pas rien de le dire!
      Je sais que pour l'apparence je peux faire mieux; même que j'y travaille sans relâche! À croire que l'apparence s'attache plus aux pleins qu'aux vides, à moins qu'elle n'est l'air de rien dans le fond.

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    2. A.B.S.T.R.A.C.T.I.O.N

      C’est au Rien qu’il manque une apparence, non à Gertrude (il [le Rien] ne lui manque que l’essentiel, une apparence.)... Le Rien ne ressemble à rien… abstraction encore… pure abstraction… pure illusion… pure fiction… trois termes au féminin pour définir ce qui relève de l’imaginaire, de l’apparence, du simulacre…

      A.B.S.T.R.A.C.T.I.O.N

      Cette idée qu’un Mucus serait supérieur à une Gertrude est absurde et infondée. Chacun évolue dans la sphère de son possible, chacun à sa manière, selon sa sensibilité, ses acquits, ses lacunes… Je n’ai pas ce talent de conter, de raconter une histoire, de donner vie à des personnages (réel ou imaginaire), contrairement à toi. Est-ce frustrant ? Oui, mais me soigne, j’essaie autre chose, je parle du Point, du Rien, de chose et d’autre… J’apprends à accepter mes limites.

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    3. Je m’arrête là devant ce mot A.B.S.T.R.A.C.T.I.O.N que tu as écrit comme un sigle, et dont tu ponctues ton commentaire, lui conférant ainsi un surplus d’opacité et de matérialité : et je m’interroge justement sur le pouvoir de l’abstraction de nous projeter dans la réalité, n’ayant plus de valeur représentable, ne débouchant plus sur le reconnaissable. Un tableau abstrait, par exemple, n’est pas une « fenêtre ouverte sur le monde » projetant le spectateur dans un espace totalement virtuel et illusionniste, mais au contraire se rappelle brutalement à sa propre matérialité dans notre espace réel, en tant que chose. Sécheresse de la chose comme un mur dressé devant notre imaginaire.
      Et Gertrude est une abstraction car plus j’avance, plus elle ne s’offre à moi qu’en tant que chose ; cette chosification qui nous attend, autant dire cette « rientification ».

      Je m’aperçois que j’ai fait une horrible faute de grammaire (pas grand-mère) dans la réponse précédente. Plutôt le verbe avoir que le verbe être ; serais-je obsédée par l’être ?

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    4. Horrible… à moins qu'elle ‘ne soit’ (l’apparence) l'air de rien dans le fond… et là, cela prend tout son sens, ou un autre sens, un quelque chose d’autre apparaissant l’air de rien dans le fond, là-bas, tout au fond, tapi dans l’ombre, fondue dans le décor… une oreille, un nez ou une conque spiralée, amphigourique et nacrée…

      Est-ce la représentation ou l’interprétation de cette représentation qui importe… Gertrude ou ce qu’en dit Juliette… ou alors ce qui est dit et montré, nonobstant Gertrude et Juliette…

      L’avoir, l’être… Avoir l’être, tenir le rien, supposer le reste… Abstraction, symbole, miroir… Articulation, correspondance, jonction, point de jonction, action, friction, frisson, fiction…

      L’œil voit ce que la tête entend… ou… l’œil ne voit que ce que la tête entend… et uniquement ce qu’elle veut entendre… ou… l’œil ne voit que ce que la tête peut entendre… ce qui est préalablement inscrit dans son pouvoir voir… Faut-il conclure que l’œil est semblable au pied, que l’un et l’autre se tiennent dans la tête…

      L’être de l’œil est-il semblable à l’avoir de l’œil…

      L’oreille peut-elle suppléer un œil déficient…

      L’œil face à une abstraction devient-il sourd…

      L’œil face à une abstraction est-il un mur de pierre…

      Qui a-t-il derrière la face cachée de l’œil…

      Abstraction, concept sans réalité palpable, qui ne se montre pas, ne s’entend pas… qui ne peut être perçu par aucun de nos cinq sens… à l’opposé de l’art abstrait, qui lui se montre, ne cesse de se montrer, de s’entendre, de se dire…

      Pour bien faire, il serait utile de déconstruire cette abstraction… c’est à la mode de déconstruire, et tout est à déconstruire… les ‘r’, les ‘p’, les ‘œufs’, les ‘poules’, les ‘points’, les ‘crânes’, les ‘i2’, les ‘naïades nubiles’, les ‘mouches volubiles’, les ‘poutres’, les ‘canards’, etc.

      Vous avez dit A.B.S.T.R.A.C.T.I.O.N !

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    5. La réponse est dans la réponse... Que répondre à une telle démonstration philosophique et pas du tout abstraite (abstraite de quoi, d’ailleurs?) d'un maitre du R.i.e.n...
      J'incline très bas mon chat pot, mes cinq sens mélangés, mon oeil aveugle, ma sourde oreille, mon os sans chaire, mes représentations abstraites, mes frictions frissonnantes et frisotantes, mes fictions foisonnantes et moissonnées, mes interprétations amphigouriques et spiralées.
      Merci cher Mucus, M.E.R.C.I.

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