edurtreG est un « outil » virtuel qui examine et « regarde » Gertrude (voir « Qu ‘est-ce que Gertrude ? »).

Il se présente comme Gertrude sous la forme d’un blog mais à la différence de ce dernier, il n’est composé que de textes.

La succession d’articles publiés ne dépend que de l’état de la réflexion que je mène sur Gertrude ce qui implique une certaine irrégularité dans le contenu et la temporalité.

lundi 17 décembre 2012

Idiotie




Idiotie : Forme grave d’arriération mentale, manque d’intelligence et de bon sens, bêtise, imbécillité, stupidité ; état du simple d’esprit.(Extraits du Petit Robert)





Je n’ai pas beaucoup fréquenté l’école, mais c’est à l’école que j’ai découverte mon idiotie.


L’école ne représente que peu d’années dans mon cursus scolaire que j’ai suivi en grande majorité à travers un enseignement par correspondance ; quand je repense à ces dernières modalités, il me paraît évident que cet enseignement à distance me convenait parfaitement : je n’ai jamais rencontré les professeurs avec lesquels j’échangeais en rendant mes travaux ou en recevant les corrigés, et encore moins mes camarades qui suivaient un peu partout dans le monde le même enseignement.


Pourtant il me semble que ces échanges avec mes professeurs basés en Métropole, qui passaient exclusivement par l’écrit, étaient d’une grande richesse : je me sentais bien plus proches de ces personnes que je ne l’ai jamais été des enseignants lors de mes brefs passages sur les bancs de l’école.


Toute cette petite cosmogonie virtuelle, en lien et en communication, qui ouvrait mon imagination et construisait mes représentations sur un monde si beau, si lointain, si humaniste, préfigurait sûrement ce qui se tisse à travers mes activités sur la Toile.





Quant à l’école, la première fois que j’y ai posé les pieds, c’était en classe de sixième, après avoir appris à lire et à compter avec mes parents et avoir suivi quelques classes de primaire par télé-enseignement : cette année-là, il m’a semblé subir une double peine, l’école et l’internat.


Mes parents résidant en brousse, probablement soucieux de me réintégrer dans un circuit scolaire normal, m’avaient inscrite pensionnaire dans un lycée de filles de la capitale avec la meilleure intention du monde.


En classe j’étais en état de catatonie. Le soir, malgré la présence de ma grande sœur dans le même pensionnat, je pleurais continuellement.


J’avais juste dix ans, je n’avais aucune maitrise ni sur ma personne ni sur mon travail scolaire ; je me nourrissais peu, j’étais sale et négligée, je n’avais pas d’amies et mes camarades se moquaient de moi m’appelant « la métis », ce qui n’était ni blanc ni noir et autorisait le racisme de la part de tous les partis, ou « lame Gillette » ce qui était en même temps une allusion à ma maigreur et une déformation de mon prénom.


Mes cahiers ressemblaient à des torchons et je ne comprenais pas pourquoi les pages se relevaient dans les coins en une corne permanente et noirâtre.


Mes professeurs renoncèrent assez vite à me solliciter et je me retrouvai au fond de la classe à ne rien faire. Je me souviens particulièrement de ma professeur d’Anglais, Mme Beck, dont la fille était dans la classe au premier rang, et qui avait publiquement décrété ma nullité: ainsi elle avait pris le parti de ne même plus me distribuer le travail ni de me donner les fiches de contrôles : elle m’ignorait.


Et je restais, posée comme une chose au dernier rang, à regarder mes camarades travailler et participer.


Une autre professeur, enseignante de Français et de Latin, Mme Martin, qui portait des « panties » sous ses jupes, m’avait prise en pitié et s’était mis dans l’idée de s’occuper de mon cas, ce qui m’était encore plus intolérable. Elle avait convoqué mes parents et, devant moi, avait directement évoqué ma probable incapacité intellectuelle à suivre en classe de sixième.


J’adhérais totalement à cette thèse, étant persuadée au fond de moi de ne pas avoir les mêmes facultés que mes camarades, qui, elles, évoluaient dans cet univers comme dans un élément naturel. Quant à moi, je percevais les choses, se déroulant autour de moi, comme dans un film dont je ne comprenais pas le scénario et dont le casting ne m’avait pas prévue.


Le monde était absurde, j’étais idiote. C’était acté.


J’étais beaucoup moins perplexe de ce constat que mes parents qui, très inquiets, obtinrent de la directrice un droit de visite deux fois par semaine au lieu d’un seul. Ils faisaient donc le voyage sur les pistes de brousse non seulement le  week-end pour venir nous chercher, ma sœur et moi, mais aussi le jeudi ; nous allions généralement manger des glaces dans un grand salon de thé.


Ces aménagements m’apportèrent, je crois, un peu de bien-être, mais ne changèrent en rien mes relations avec l’école, avec mes camarades ou mes professeurs. Cette première expérience scolaire fut suivie de quelques autres où, bon an mal an, je réussis à m’adapter et à progresser un peu sans pour autant me sentir à l’unisson de cet univers, ni m’attirer beaucoup d’amitié de la part de mes camarades, ni beaucoup de confiance de la part des enseignants.


Je parvenais juste à dissimuler un peu mieux cette idiotie qui était devenue pour moi indiscutable. Car le décalage persistait, et subsiste encore.


Est-ce cette difficulté qui fit que mes parents trouvèrent plus commode de me faire terminer ma scolarité par correspondance ?


Malgré la certitude d’être à jamais débarrassée de l’école et mes résolutions passionnées de ne plus y remettre les pieds, j’y suis revenue de mon plein gré bien des années après. Les cris de la cour de récréation ne me laissent jamais indifférente, réveillant en moi je ne sais quelle sourde animalité. Mais, à présent, je sais ce qui se cache derrière l’idiotie de certains élèves et la complexité que représente pour eux la vie à l’école. De ceux-là, sûrement par les spécificités de la discipline que j’enseigne, j’en ai quelques uns dans mes groupes, et je sais être leur alliée ou plutôt qu’ils me reconnaissent d’emblée comme telle.


Quant à ma propre idiotie, elle est devenue un atout : mes camarades ne sont plus des élèves et pourtant, je sens qu’il perçoivent un je ne sais quoi de la petite fille de dix ans idiote derrière la façade institutionnelle ; beaucoup passent leur chemin, nous ne sommes plus à l’âge des moqueries ; d’autres, au contraire, viennent me chercher, et je ne vais chercher personne.


Tous ignorent ce que je suis peut-être réellement, ce qui se cache dans le léger décalage : l’état de plasticienne, Gertrude, là où mon idiotie prend tout son sens.





Car cette idiotie si encombrante, boulet que je traine dans mon sillage, sorte de tache noire au milieu de ma rétine déviant mon acuité visuelle dans la marge, est, pour mes activités plasticiennes, et tout particulièrement celle que je nomme Gertrude, la fin et le moyen, et surtout la raison.





La fin, à l’évidence en est surtout de n’y rien comprendre et de ne rien chercher à comprendre, d’y perdre le bon sens et de privilégier le mauvais sens. Car le but dans mon entreprise n’est pas de comprendre, comprendre présenterait peut-être un certain danger, une trop grande lucidité sur les motivations qui m’animent me pétrifierait dans le face-à-face, m’abimerait dans le noir ;


Gertrude se situe dans un « au-delà » mais surtout un au-delà du bon sens, de ce bon sens qui nous construit un monde si cohérent basé sur l’illusion des certitudes, dans l’amnésie d’une fin. Seul l’idiot volontaire peut la toucher sans se bruler, l’abordant non pas à contre-sens ni comme un non-sens mais avec mauvais sens.





Le moyen de l’absurdité ou ab-surdité en est le seul possible avec son essentielle inadéquation, sa non adhérence sans adhésion, ses délires de fausses organisations, en vérité complètement échevelées, répétitives, tentaculaires, vaines, surfant à la limite d’une maitrise de ma part sans aucun tenant valable ni aboutissant probable.





La raison c’est moi, à l’évidence, moi et ma déraison, ce que je suis au fond, l’ancienne petite fille, perdue mais caparaçonnée, vulnérable mais invincible, flottante mais intrépide, naïve mais pas très propre, en équilibre précaire sur mon être face au vide.





Aux innocents, les mains pleines et le crâne vide.